Thievent, Safiria et Vincent œuvrent pour le projet Sleep-in Famille depuis sa création. Ils évoquent leur expérience, leurs observations de la situation des familles et des enfants accueillis, leur évaluation de la problématique des familles sans-abri et les perspectives d’avenir de ce projet. Résumé d’interview.

Marco Salmaso ⎮ Coordinateur de projet

Avec plus de 20 ans d’expérience dans le domaine de travail social à Genève, Marco Salmaso a travaillé au sein de la direction du Capas et l’association le C.A.R.É. Aujourd’hui, il engage toute son énergie et ses compétences dans la lutte contre le sans-abrisme en tant que coordinateur du Sleep-in Famille ouvert à l’accueil d’urgence depuis le 15 décembre 2021.

Quelles sont vos tâches quotidiennes et comment se passe la nuit ?

Thievent : Nous accueillons les personnes à la réception, effectuons l’admission journalière. Nous nous assurons que les familles se sentent bien dans la structure et répondons aux éventuels besoins administratifs, logistiques ou de médiation. Nous coordonnons également différentes demandes d’accueil d’urgence en collaboration avec les partenaires.  Concrètement, la prise en charge des personnes sans-abri se fait par le biais d’une hotline afin de les orienter vers d’autres structures lorsque nous sommes dans l’incapacité de loger une famille par manque de place ou pour d’autres raisons.

Safiria : Nous apportons un soutien pédagogique aux enfants scolarisés pour leurs devoirs. Nous proposons également à chacun des activités sous forme de jeux pour mieux apprendre le français, qu’ils soient scolarisés ou non. Nous procédons régulièrement au suivi social de chaque enfant. A titre d’exemple, il nous est possible de les inscrire à des activités extrascolaires avec des enfants déjà scolarisés ayant un statut légal en tant que ressortissants de l’UE. Il nous arrive fréquemment de jouer un rôle d’intermédiaire entre les personnes en difficulté de communication et les institutions telles que l’école, l’Hospice général, l’employeur, l’hôpital ou d’autres structures sociales ou services de l’Etat. En effet, la barrière de la langue est à considérer, certaines personnes ne sachant ni lire ni écrire.

Thievent : En général, la nuit est calme. Tout le monde se respecte. Il arrive toutefois qu’une famille arrive tardivement, vers 1h du matin, mais cela reste rare.

Qu’est-ce que vous aimez dans votre travail ?

Thievent : Passer du temps avec les gens. Il y a bien sûr des moments de conflit mais nous arrivons toujours à trouver des solutions. Entrer dans un processus de résolution des conflits est une opportunité de réconciliation ou de compromis. C’est formateur. Un lien social et humain particulier est créé lors de ces moments.

Safiria : J’aime travailler au sein de projets naissants, dans la phase initiale comme Sleep-in Famille qui a été mis en place très rapidement sans protocole préalablement expérimenté. Cela demande une bonne flexibilité de chacun dans la tâche à accomplir et une adaptation à des situations imprévues afin de mettre en place une organisation efficace. La direction est aussi à l’écoute des équipes sur le terrain et très ouverte à leurs propositions afin d’améliorer le fonctionnement de l’organisation dans les plus brefs délais. Certains ont un diplôme institutionnel, d’autres non. Ce sont les expériences pratiques vécues qui sont valorisées en premier lieu. J’apprécie particulièrement cet aspect, tout le monde est humble et conscient que chacun a des expériences différentes qui nous complètent les uns les autres, unis dans un même but humanitaire qui nous rassemble : accompagner et soutenir les enfants et les familles dans l’épreuve.

Thievent : Nous sentons aussi que notre travail est valorisé et reconnu. Nous avons déjà participé à d’autres projets avec le coordinateur, une collaboration au cours de laquelle nous avons connu une très bonne relation de travail entre responsable et employés. C’est un aspect que nous apprécions énormément dans ce projet.

Les familles sans-abri qui se trouvent à Genève sont souvent associées à la mendicité et profiteraient de prestations sociales gratuites. Quelles sont vos observations sur ces points ?

Safiria : Gardons bien à l’esprit que la mendicité est un outil de survie pour ces familles. En outre certaines structures d’hébergement d’urgence ne sont pas gratuites. Ces familles cherchent à travailler le plus vite possible. Pour elles, la mendicité s’assimile à un travail mais un travail que personne ne voudrait faire volontairement. C’est humiliant. C’est une situation forcée.
On entend souvent dire que ces personnes profitent des passants et du système social en place. En réalité ces familles vivent une situation précaire. Elles sont exposées au froid durant l’hiver. A qui profiterait une telle situation ? Enfin, il est à noter que les familles qui mendient ne sont qu’un faible pourcentage des familles à la rue et non une généralité.

Thievent : Ne pas avoir de logement pour s’abriter durant la nuit et être soumis aux intempéries ne permet pas de penser à une quelconque intégration. En l’absence d’une sécurité physique de base indispensable à tous, il est difficile d’avoir des aspirations autres que la survie quotidienne.

Vincent : Les familles sans-abri sont vite identifiées et rejetées lorsqu’elles se rendent dans certains espaces commerciaux censés accueillir les clients consommateurs sans aucune forme de discrimination. Il arrive fréquemment que ces familles soient chassées d’une cafétéria de grand magasin ou de centre commercial, alors qu’elles y vont pour se réchauffer et déjeuner comme tout le monde, et ce, sans avoir importuné qui que ce soit. Ces personnes dérangent peut-être par leur manière de s’habiller, leur façon d’être ou leur langue, leur ethnie.. De mon point de vue, c’est clairement de la discrimination, une atteinte à la dignité. C’est là une bien triste réalité.

Quelles sont vos observations dans l’optique d’une intégration économique et socio-culturelle de ces familles ?

Safiria : Tous les soirs, je discute avec les enfants logés ici, qui montrent leur enthousiasme. Ils veulent apprendre le français, faire du sport, de la musique, se faire des amis. Les enfants absorbent et s’adaptent très vite, il est important de les guider avec de bonnes choses et de bonnes expériences. Ils sont d’ailleurs incontestablement le meilleur vecteur d’intégration pour les familles.

Thievent : La plupart de ces familles ont vécu des situations extrêmement difficiles sans toit pendant plusieurs années, pourtant elles persévèrent à venir à Genève car la situation est bien pire dans leur pays, leur survie physique y est gravement compromise chaque jour. C’est pourquoi, même si les parents sont obligés de rentrer, ils souhaitent que leurs enfants vivent à Genève et y soient scolarisés.

Une évaluation de ce projet pour les familles est-elle en cours ? Qu’est-ce qu’on devrait continuer de faire et/ou améliorer ?

Safiria : Personnellement, je pense que l’Etat doit prendre ses responsabilités et mobiliser sérieusement ses ressources afin de progresser sur la problématique du sans-abrisme en Suisse et à Genève. Il doit mettre des infrastructures à disposition, peut-être intégrer quelques personnes accomplissant leur service civil pour renforcer les équipes  sociales intervenant sur le terrain.

Vincent : Bien qu’il existe des structures établies pour les individus en situation précaire, il manque à Genève des réseaux solides pour les familles vivant dans une grande pauvreté. Il est impératif de prendre des initiatives et d’agir. On ne peut plus ignorer cette réalité. Une meilleure communication est nécessaire. La stabilité et la pérennité d’une structure dédiée sont primordiales afin d’évaluer la portée des interventions actuelles. En vue de mener à bien un tel projet de structure, il serait  opportun de disposer d’un lieu d’accueil fixe suffisamment aménagé pour des familles sur une période convenue, de deux ans peut-être.

Thievent : L’entraide est à la base de l’être humain. La problématique du sans-abrisme tient principalement dans le fait que les enfants sont les plus vulnérables, c’est la réalité. Parce qu’il touche le cœur de ce problème, le Sleep-in Famille est un projet pertinent même si les ressources en deniers, en main d’œuvre ou en bâtiments sont limitées pour le moment.

Un investissement dans la formation des enfants à la langue française est aussi un point crucial pour leur avenir.

Quelles sont les aspects que vous appréciez le plus dans votre travail ?

Thievent : Le contact avec les gens. Simplement s’approcher avec le cœur ouvert m’apprend beaucoup, non seulement sur cette population mais aussi sur nos privilèges et ce qu’on pourrait améliorer pour le mieux-vivre ensemble. Cela nous apprend la sympathie et la compréhension.

Vincent : La discussion et la communication. C’est une question d’ouverture d’esprit, d’humilité, de gratitude.

Safiria : La bienveillance et l’humilité.

Photo & Interview ⎮ Kim Millius